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La célébration de la Journée du patrimoine africain, la semaine passée, au Monument de la Renaissance africaine, a été une occasion de plancher sur la place et l’avenir des « penc » (places publiques) et villages traditionnels de Dakar. Dans une ville où la modernité bouscule la tradition, ce patrimoine architectural et culturel peine à exister du fait d’une urbanisation difficilement contrôlable due à un boom démographique exponentiel. Aujourd’hui, il urge de « réhabiliter ces vestiges, en les habillant de neuf tout en respectant leur authenticité ».

Par Samba Oumar FALL

Mbot, Thieudème, Santhiaba, Mbakeundeu, Beugnoul, Tioundeu, Ndieuw, Tefessou biir, Khounteuma, Ndingala, Nguediaga… A un néophyte, l’évocation de ces sites ne dira peut-être rien. Mais pour la communauté léboue, ils représentent toute une histoire, un patrimoine. Ces « penc » (places publiques) et villages traditionnels, éparpillés pour la plupart au cœur de la capitale sénégalaise, sont symboles de pérennité et de stabilité de cette communauté installée depuis 1700 sur la presqu’île du Cap-Vert. Ces espaces leur permettaient de discuter, de juger, de prendre des décisions …

La journée du patrimoine africain, organisée par la Direction du patrimoine culturel (Dpc) et le Monument de la Renaissance africaine, en partenariat avec l’Entente des mouvements et associations de développement (Emad) et le Collectif de Tankk (Ngor, Ouakam, Yoff), a été une occasion pour Abdou Khadre Gaye, président de l’Emad, de revisiter l’histoire de ces « penc » et quartiers traditionnels. Selon lui, c’est avec l’arrivée, à Dakar, des Français qui voulaient coûte que coûte occuper le haut du Plateau que la structuration des « penc » a commencé à connaître des bouleversements. « En 1790, Ndakarou s’est libéré du Cayor et pendant 40 années a traité d’égal à égal avec les Français installés à Gorée.

En 1857, le capitaine de vaisseau Protet planta le pavillon tricolore à Bayé, actuelle place de l’Indépendance, où il aménagea un fort. Les « penc » se retrouvaient à l’époque à la pointe de Dakar. Sur tout le reste du territoire, jusqu’à Ouakam, Ngor et Yoff s’étendaient les champs, la forêt », a-t-il expliqué.

DEGUERPISSEMENT FORCE, 1061 HABITATIONS BRULEES

Avec l’édification sur la Grande Terre d’un fort suffisamment équipé en hommes et en armement, a ajouté M. Gaye, Protet entama le processus d’occupation du sol. « C’est ainsi qu’en 1858, pour cause d’alignements ayant entraîné le morcellement de leur village, les populations de Kaay furent déplacées plus loin, vers les fontaines situées à proximité du site de l’actuel Grand Théâtre Doudou Ndiaye Coumba Rose. Dès lors, les « penc » furent progressivement déguerpis du bord de la mer pour les dunes au-delà de l’actuelle rue Vincens, formant ainsi une ligne de démarcation entre les populations françaises et les autochtones », a-t-il renseigné.

Comme cela ne suffisait pas, une épidémie de fièvre jaune frappa la cité en 1900, de mai à octobre. « Elle fut une aubaine pour les Français qui purent, arguant les mesures sanitaires, refouler, toujours un peu plus loin, une bonne partie des populations autochtones de cette zone stratégique du Plateau. Ainsi, 1061 habitations furent brûlées, dont 280 cases en paille, 738 baraques et 43 maisons en briques », a relevé le président de l’Emad.

Cinq années après ce désastre, la publication de la convention dite Guy, négociée et ratifiée par le Gouverneur Camille Guy, souleva des vagues de contestations. Elle fut, selon Abdou Khadre Gaye, l’occasion pour les Français de s’emparer de deux vastes terrains situés à Beugnoul (cap Manuel), et Tound (centre-ville : entre les avenues Georges Pompidou et Faidherbe, Lamine Guèye et Roume). Ils étaient tous deux propriétés communes de la collectivité léboue. Les populations autochtones furent à nouveau appelées à se déplacer au mois de mars 1914, suite à une épidémie de peste (assez douteuse, selon certaines sources).

Elles avaient été casées hors du Plateau, dans la brousse à chacal de Tilène, où les Français avaient fait construire un village de ségrégation, selon M. Gaye. « Des cases et des baraques furent encore brûlées et, après déguerpissement de six des douze « penc », une révolte éclata qui mit un terme au projet et sonna comme le coup d’envoi des hostilités en Europe jusqu’en 1918. Ce fut la Première Guerre mondiale », a-t-il indiqué.

Avec l’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale, les villages de Tankk (Ngor, Ouakam,Yoff) furent également touchés par les réquisitions pour la construction d’un aérodrome qui deviendra l’aéroport Léopold Sédar Senghor ainsi que des camps militaires. « Le processus se poursuivra, de façon moins violente, mais mûrement réfléchie, jusqu’aux indépendances en 1960. Avec la loi sur le domaine national de 1964, le nouvel Etat s’appropriera ce qui restait des terres léboues », a fait savoir le président de l’Emad.

Les « penc » et villages recèlent de secrets non encore révélés, une beauté rare capable de fasciner le monde, a estimé Abdou Khadre Gaye, ont beaucoup de choses à nous apprendre. Mais le constat, a-t-il relevé, est que ces « penc » et villages traditionnels, abandonnés à leur triste sort, se meurent.

« Ils s’effritent et se noient dans le grand marché qu’est devenue la capitale sénégalaise. Les villages de Tankk sont devenus le noyau pauvre d’une périphérie étouffante. Le Cap Vert est devenu un cap béton, pour parler comme le « Ndeye dji reew » (dignitaire lébou) Alioune Diagne Mbor. Un promontoire où le béton et le fer n’épargnent même pas le littoral, profanent et rendent inaccessibles beaucoup de sites sacrés lébous », a-t-il déploré.

UNE PRISE EN CHARGE DES PENC ATTENDUE

A en croire Abdou Khadre Gaye, les « penc » et villages dakarois sont les seules parties du pays où les dernières générations n’ont plus la possibilité d’acquérir un terrain. L’épuisement des réserves foncières et le coût très élevé des parcelles disponibles sont passés par là. « Beaucoup de chefs de « penc » et de dignitaires résident hors de leur zone d’élection. La mer autour de la presqu’île aussi se vide de ses ressources entraînant le désarroi des pêcheurs artisanaux, mais aussi des conflits, parfois sanglants, comme ceux de Kayar et Mboro, tout récemment », a déploré le président de l’Emad.

De l’avis de M. Gaye, les « penc » et villages traditionnels, avec les génies généreux qui les habitent et leur population reconnaissante, recèlent de secrets non encore révélés, une beauté rare capable de fasciner le monde. Il a plaidé pour la réhabilitation de ces vestiges, en « les habillant de neuf tout en respectant leur authenticité ».

Aujourd’hui, a-t-il laissé entendre, « on parle depuis plusieurs années déjà d’un treizième ‘’penc’’ où d’un quatrième pied de Tankk qui serait un authentique village lébou dans la ville, d’un écomusée et d’un centre d’incubation où prendrait son départ et sa fin le circuit touristique de Dakar, d’un circuit touristique allant du patrimoine traditionnel au patrimoine colonial, des ‘’penc’’ et villages lébou aux bâtiments français, sans oublier le patrimoine naturel ». Un rêve dont les membres de la communauté léboue attendent la concrétisation. Avec des ponts, échangeurs, autoroutes, théâtres, musées, Ter et un Brt, Dakar connaît une urbanisation incontrôlée, entre tradition et modernité.

Cependant, a noté M. Gaye, « les douze ‘’penc’’ et les villages lébous de Tankk et autres, un patrimoine d’une valeur inestimable, attendent toujours leur prise en charge ». Ce patrimoine, a-t-il indiqué, doit être « valorisé pour notre nourriture spirituelle ». Car, « il peut aussi contribuer à notre enrichissement économique ».

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