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Les événements actuels, sanglants et contraires à de nombreux standards du droit international, suscitent à travers le monde une polarisation des débats publics. Cette note d’opinion, contribution de recherche, propose de mettre plusieurs éléments en perspective.

La fortune de mer du HAMAS
L’intensité des moyens employés et la forte létalité qui a en découlé dans les premiers instants de l’attaque du HAMAS est ce qui doit d’abord retenir l’attention. Pour un pays, Israël, fondé en partie sur le trauma de la Shoah, le nombre de ses citoyens morts ou enlevés est ontologiquement d’une nature historique. Le HAMAS le sachant, il est dès lors intéressant de s’interroger sur la raison de l’action de ce mouvement et des conséquences pour lui : comment en effet ne pas soupçonner qu’Israël, après un premier instant de stupeur, ne riposterait pas d’une manière particulièrement intense ? Dès lors, par anticipation, le HAMAS devait et a dû calculer les conséquences politiques, stratégiques et militaires de la riposte israélienne. Son action prouve qu’il les a estimées « acceptables ».
En agissant comme il l’a fait, le HAMAS prenait en effet le risque de sa destruction ex post à peu près complète, non seulement de son appareil militaire (combattants, arsenaux, structures de commandement, de communication et de contrôle), mais aussi d’une génération entière de ses militants.
Il prenait encore le risque indéniable de pertes civiles palestiniennes non seulement importantes, mais elles aussi historiques, proportionnelles à l’ampleur de son attaque contre Israël. Cet aspect était d’autant plus prévisible qu’étant donné la densité de population à Gaza, l’entrelacs systématique des structures du HAMAS (mais aussi d’autres organisations, comme le Djihad islamique), voire l’utilisation opportune de bâtiments religieux ou de santé pour abriter des éléments critiques de ces mêmes structures, il fallait et il faut s’attendre à des pertes civiles dramatiques. Au demeurant, cet aspect du « durcissement » et de l’enfouissement des installations du HAMAS bien connu et systématique compte tenu de l’absence de profondeur stratégique de la bande de Gaza (à la différence de la zone Liban-Syrie pour le Hezbollah) emporte pour les deux belligérants des conséquences prévisibles en matière de responsabilités légales et politico-médiatiques dans le cas inévitable de la survenue de massacres « collatéraux ».
Les motivations de l’action du HAMAS
Au-delà de l’évocation habituelle de la « résistance au sionisme » ou du « problème israélo-palestinien », pourquoi le HAMAS est-il intervenu maintenant et avec une telle intensité, et dans la mesure où il pouvait s’attendre à sa quasi-destruction systémique en retour ? La réponse n’est pas unique. L’action du HAMAS n’est évidemment pas improvisée : cette organisation a ainsi déclaré publiquement avoir sciemment « abaissé » le seuil de sa violence contre Israël depuis 2020, afin, peu ou prou, que ce dernier mobilise son attention et ses moyens d’observations ailleurs, ce qui semble avoir fonctionné dans une certaine mesure.
Selon une stricte perspective propre au HAMAS, et en laissant de côté les possibles divergences internes lors de la prise de décision ayant conduit à l’opération, sans doute a-t-il été estimé que les destructions énormes à attendre de la riposte israélienne n’obèreraient pas l’existence du mouvement à long terme, par exemple parce que l’action israélienne contribuerait à polariser la population de Gaza, caractérisée par une démographie dynamique malgré des conditions de vie difficiles. De même, l’arsenal militaire du HAMAS, provenant en large part d’acteurs extérieurs (son armement est d’abord iranien, indigène dérivé, et chinois, ce qui ne signifie pas au demeurant que la Chine soit le fournisseur direct responsable), et marginalement de provenances hétéroclites (marché noir, contrebande, vols), il pouvait être envisageable et c’est toujours le cas que cet arsenal soit « reconstituable », surtout si le HAMAS conserve sa capacité de mobilisation dans la société gazaouite.
Du côté des acteurs extérieurs (qui forment en l’espèce ce que nous pourrions appeler un « complexe de décision »), le rôle de Téhéran doit évidemment être distingué. Si une analyse superficielle fait trop systématiquement du HAMAS et du Hezbollah des marionnettes de l’Iran, en niant par exemple l’enracinement local de ces organisations et leur rôle social ou politique, il va de soi que pour une action d’une telle envergure, l’appareil de sécurité iranien a joué un rôle actif, sinon moteur. Le conflit actuel pourrait ainsi représenter pour l’Iran un moyen de polariser les sociétés musulmanes du Moyen-Orient (et au-delà, les diasporas et les sympathisants à travers le monde) afin d’exercer une pression politique forte et peser sur la stabilité des régimes arabes, en particulier ceux qui se sont peu à peu rapprochés d’Israël.
Dernier élément stratégique à évoquer : les images des pertes civiles dans Gaza, après celles en provenance d’Israël, ont sans doute été a priori envisagées par le HAMAS comme une variable à même d’« inhiber » par avance la riposte israélienne, voire un moyen de susciter des soutiens à travers le monde ou dans la société gazaouite, et dans une perspective symétrique des critiques à l’encontre d’Israël. L’intensité des médias sociaux et des flux d’information ont encore accru la diffusion en flux tendu de ce qui était déjà apparu avec Daech : des images ultra-violentes, avec leurs conséquences émotionnelles incontrôlables.
Le massacre survenu à l’hôpital Ahli Arab est particulièrement indicatif de ce point de vue les deux parties (ainsi que leurs soutiens) s’accusant mutuellement d’en porter la responsabilité.
On notera que l’Organisation mondiale de la santé a publié un communiqué le 17 octobre 2023, quelques heures après la destruction de cet hôpital, soulignant qu’il comptait « parmi les vingt établissements du nord de la Bande de Gaza ayant reçu des ordres d’évacuation de la part des autorités militaires israéliennes, mais qu’ il était impossible de se plier à cet ordre d’évacuation en raison du climat d’insécurité qui règne actuellement, de l’état de santé critique de nombreux patients, du manque d’ambulances, de personnel et de lits dans le système de santé, ainsi que de l’absence de solutions pour abriter les personnes déplacées »
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Hybridité du HAMAS
Concernant la nature terroriste ou non du HAMAS (rappelons qu’il est considéré comme tel par l’Occident), un débat très polarisé en France, et à l’heure actuelle hermétique à toute analyse rationnelle, il convient de rappeler que les structures non militaires du HAMAS coexistent, selon une séparation qui n’est pas toujours nette, avec des structures politiques, sociales et même éducatives. Cette observation pourrait ne pas être décisive aux yeux de certains si l’on songe que Daech (voire Al-Qaïda en Afghanistan, autour de 1998-2000) disposait aussi de telles structures. Mais dès lors qu’elle dispose d’un territoire à peu près stable, contrôlé en permanence, toute organisation non étatique violente comme le HAMAS tend toujours à réguler et à contrôler ce territoire ainsi que sa population. De ce fait, en quelque sorte fonctionnellement, le HAMAS organisation a évolué, parce qu’il le pouvait et que ceci était de nature à le conforter ou à favoriser sa croissance en acteur non étatique en recherche de légitimité (locale via la constitution pragmatique d’éléments redistributifs (djihad social) ou d’un « quasi-Etat » inégalement reconnu sur le plan international). En revanche, son action d’envergure en Israël, et même historique par son ampleur, a recouru à des formes de terrorisme urbain massif totalement indiscriminées en général :
Utilisation d’armes légères à forte capacité pour tuer des civils israéliens en grand nombre.
Emploi de roquettes en très grandes quantités (que subsiste-t-il à ce jour de cet arsenal et de sa capacité locale de production ? On postulera ici que le HAMAS, étant donné la riposte israélienne envisageable, pouvait a priori avoir intérêt à utiliser très intensivement cet arsenal (effet « one shot »), plutôt que de subir l’inconvénient de le voir détruit, sans avoir pu l’utiliser – par Israël dans un second temps. L’emploi très intense de ces roquettes a aussi eu pour conséquence de saturer le système israélien anti-roquettes « Iron dome », davantage conçu pour contrer des attaques ponctuelles de faible intensité.
Utilisation de drones d’origine iranienne (série Ababil et alii) ou civils chinois, y compris pour la destruction de blindés israéliens par largage de roquette en vol stationnaire.
Le très faible nombre de destructions par attentats-suicides (pour ne pas dire aucun ?) est sans doute de nature à démontrer en creux que le HAMAS souhaitait conserver le plus grand nombre de ses combattants dans le but :
d’agir sur le sol israélien non pas dans une perspective de martyre, mais de manœuvre tactique,
d’effectuer des rotations de combattants en « première ligne » (thème sur lequel le HAMAS a largement communiqué dans un premier temps),
de conserver le plus grand nombre possible d’effectifs opérationnels pour passer au combat urbain défensif pour la protection de Gaza dans la perspective d’une offensive terrestre israélienne.
La cartographie de propagande produite par le HAMAS pour communiquer montrait ainsi aux premières heures de l’opération que l’organisation était en train de « conquérir » des territoires et qu’elle était sur le point d’unifier Gaza avec les territoires palestiniens plus à l’Est. Si cette interprétation était évidemment sans substance, elle révèle toutefois indirectement, selon nous, que le HAMAS ne se perçoit pas comme un groupe non étatique seulement capable de recourir à des formes terroristes de violence, c’est-à-dire du faible au fort, mais qu’il se voit aussi, à tort ou à raison, comme un acteur proto-étatique disposant d’une « armée ». On soulignera en revanche que les nombreuses violations du droit de la guerre (jus in bello) et des conventions humanitaires par le HAMAS prouvent, elles, que ce dernier n’est pas un Etat et qu’il n’applique pas les règles communes en la matière, perçues comme un droit occidental. On notera par objectivité qu’Israël certes pour des raisons de sécurité compréhensibles n’est pas l’Etat le plus actif pour ce qui concerne l’adhésion à des conventions de désarmement (entre non-adhésion, réserves interprétatives ou signature sans ratification).
En réalité, le HAMAS pratique actuellement une action violente intense, mais hybride : il tend à adopter des éléments organiques et opérationnels d’ordre militaire classique, tout en conservant des modes asymétriques d’action, dont certains relèvent non pas du droit humanitaire internationalement considéré, mais de l’imaginaire arabo-musulman ou des pratiques qui en découlent : les prises massives d’otages de citoyens israéliens ou à double nationalité et les destructions opérées en Israël procèdent ainsi, d’une certaine manière, d’une forme traditionnelle de razzia (le célèbre al-karr oual farr) avec retour rapide à la base de départ après action et discussion potentielle de négociation des otages.
Le rôle stratégique des otages
Les otages capturés ont une dimension stratégique complexe dans la violence actuelle : en prenant des otages et en les ramenant sur le territoire qu’il contrôle, le HAMAS pouvait espérer inhiber la réponse militaire d’Israël en postulant que ce dernier souhaiterait, autant que faire se peut, réduire les exécutions ou morts d’otages. Il est possible de considérer qu’il existe toutefois un calcul stratégique, du côté israélien, qui consiste à estimer que les otages sont à prendre en compte (et à rechercher) si leur localisation est possible et leur libération envisageable, faute de quoi la destruction du HAMAS doit prévaloir en tant qu’objectif principal.
Communiquer sur les otages utilisés comme des « boucliers humains » est délicat pour le HAMAS, car potentiellement très négatif pour son image et sa perception par les consommateurs d’information à travers le monde. De fait, il nous semble que cette organisation communique à l’heure actuelle surtout sur les victimes palestiniennes faites par Tsahal.
Le fait qu’il y ait de nombreux otages à double nationalité oblige à signaler l’enjeu dramatique pour beaucoup d’Etats dont certains citoyens sont détenus à Gaza. Il est dès lors possible, par hypothèse, de se demander si quelques Etats, en capacité, n’ont pas envoyé des effectifs spécialisés (type Shayetet-13, SAS, ou Navy SEALS) pour tenter de localiser et libérer leurs ressortissants. Enfin, le sort des otages d’un côté et des prisonniers palestiniens en Israël de l’autre s’annonce, à terme, comme une problématique de contact inévitable entre Israël et le HAMAS. Des précédents réguliers et célèbres existent en la matière.
Mobilisations molaires
La crise actuelle n’est pas limitée au strict plan israélo-palestinien. Rappelons d’abord qu’il existe de nombreuses organisations politiques au Moyen-Orient (le Hezbollah au premier chef, mais aussi de nombreux groupes chiites pro-iraniens en Irak ou en Syrie) qui menacent d’intervenir, et qui ont des capacités militaires variables pour le faire, contre Israël ou tout Etat qui s’engagerait à ses côtés. Le Hezbollah, engagé, au moment de la rédaction de cette note, dans une lente escalade d’intensité d’action avec Tsahal en soi une forme de montée commune et graduée de la violence, est d’évidence l’acteur aux capacités les plus importantes (à l’exception de l’Iran).
L’intensité et la variété des mobilisations à travers le monde, pour l’une ou l’autre des parties, sont notables. La mobilisation pro-HAMAS coïncide à peu près avec la mobilisation internationale annuelle autour du « Al-Qods day » (une journée mondiale pro-palestinienne), qui agrège aussi bien des militants palestiniens que des sympathisants pro-palestiniens, des militants antisionistes, voire antisémites (y compris en provenance des franges néo-nazies et de l’extrême-gauche). De ce point de vue, Telegram (et d’autres supports numériques) montre clairement la porosité entre ces différentes communautés de militantisme, par exemple via la diffusion de GIF ou de mêmes identiques. On observera la sensibilité particulière des diasporas musulmanes en Occident, et particulièrement en Europe de l’Ouest, entre manifestations collectives et expressions strictement individuelles, parfois hélas, d’essence terroriste : les diasporas n’ont pas seulement un rôle socio-économique à jouer plus ou moins efficacement, elles ont aussi des valeurs politiques, des visions géopolitiques et des intérêts à représenter, dont l’expression peut mettre au défi ou en difficulté les pays d’accueil.
Le Qatar : vers une redéfinition des liens avec le HAMAS ?
Le Qatar incarnation acceptable pour l’Occident d’un lien avec le HAMAS et en même temps « puissance sportive » et soutien des Frères musulmans, malgré une certaine redéfinition affichée sur ce dernier aspect en 2022 s’est fait une force de jouer les bons offices et le médiateur dans plusieurs conflits avec des entités islamistes violentes (les Talibans au premier chef). Ce pays se trouve désormais dans une situation paradoxale : il héberge sur son territoire, en leur garantissant une protection physique, des personnalités dirigeantes du HAMAS dont même les alliés du Qatar considèrent qu’il s’agit d’une organisation terroriste. Cette situation de realpolitik amène à poser la question suivante : un Etat qui héberge des terroristes est-il un Etat sponsor du terrorisme ? Dans les faits, le Qatar n’est certainement pas l’Iran, dans la mesure où son appui (non militaire) au HAMAS procède d’un effort plutôt transparent, avec, pour le moins, une certaine tolérance des pays occidentaux. En revanche, les conséquences de l’action d’envergure et sanglante du HAMAS sont peut-être de nature à amener le Qatar à redéfinir ses liens avec cette organisation, en particulier si son image internationale était dégradée. Son souhait d’être un médiateur incontournable dans le conflit israélo-palestinien le rend pour l’instant plutôt légitime.
Conclusion : quelques développements particuliers possibles
Au final, au-delà des analyses développées ci-dessus, quelques aspects potentiellement évolutifs et à fort impact nous paraissent mériter d’être présentés.
L’offensive terrestre de Tsahal dans Gaza pourra ressembler aux entrées précédentes d’Israël dans ce territoire. L’intensité des combats pourrait toutefois être plus élevée, notamment en raison de l’amélioration qualitative du HAMAS au cours des dix dernières années, et de son sentiment d’une lutte existentielle pour sa survie. Dès lors, pour faire court, ce sont plutôt les exemples historiques de Mossoul (2015-2017) ou de Grozny (1999-2000) qui pourraient faire figure de précédents utiles pour analyser la phase urbaine de l’action d’Israël, avec toutefois des conséquences humanitaires, politiques et médiatiques exacerbées, voire distordues, par les médias sociaux actuels. Une occupation durable de l’ensemble de Gaza, jamais entreprise, pourrait exiger des moyens historiquement importants, voire ici ou là, sur certains segments militaires, des tensions capacitaires, surtout si un second front était ouvert contre Israël (par exemple au Sud Liban par le Hezbollah).
Si l’on assiste à la fin du HAMAS (ce qui est loin d’être assuré, car une attrition importante mais pas totale laisserait possible la renaissance de cette organisation), la question de l’organisation qui lui succédera est éminemment sensible, entre Daech, le Djihad islamique ou tout autre acteur qui pourrait surgir.
Il est enfin envisageable que les services extérieurs israéliens, comme ils l’ont fait par le passé, se lancent dès à présent et sur le long terme dans des actions de neutralisation de diverses personnalités associées au HAMAS, en raison soit de leur position en son sein, soit de leurs compétences ou capacités.

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